mercredi 3 février 2016

Doll (lettre 45)

J'avais tellement soif que j'ai bu de l'eau de pluie alors que je me promenais dans la forêt. Une feuille d'arbre pour faire une coupe. Il pleuvait vraiment beaucoup. Quel boucan. Mais pas d'orage, pas de jaune ni de zébrure pas de ciel ouvert en deux. J'avais oublié mais c'est mon anniversaire : 26 ans et une longue longue très longue vie. Bonnet sur mes oreilles, la lourdeur de la laine mouillée et cette eau qui forme des rigoles sur le haut de ma veste. Anniversaire. 
Charles est rentré hier matin plutôt sombre. Pas bu de café ni mangé des crêpes. Il a juste raclé un fond de Cognac me disant que la nuit et la journée de la veille avaient été épuisantes. Parfois, il est écœuré par les hommes, d'autres fois il rit bien, se moquerait de tout le monde. Il a regardé mes orteils sur le carrelage de la cuisine, m'a recommandé de mettre des chaussettes. Pour mes cheveux, il conseille de les couper très court voire de les raser. La boule à zéro il dit que c'est un passage, une naissance, qu'après tout les bébés naissent bien sans tif. Vrai. Que ça repoussera forcément. J'aimerais bien qu'ils deviennent roses naturellement, en repoussant. Pour le moment, j'ai pas dit oui. J'essaie de m'occuper de lui, le pousse à me raconter des histoires d'Henri. Il dit aussi que s'il continue à pleuvoir comme ça, je devrais monter la tente dans ces conditions, que la terre est plus meuble, molle, je ne sais quoi, qu'il faut arrimer les piquets de manière à ce qu'ils ne se cassent pas la gueule. D'accord, j'ai dit. Il me pousse aussi à raconter des histoires, m'apprend à parler c'est-à-dire à être capable d’enchaîner trois phrases sans grimaces sans rire sans m'interrompre, sans être interrompue. Il dit que ce qui est dans ma tête doit sortir même désordonné. Il dit aussi que je pourrais apprendre à faire plus de choses en même temps : danser et parler, cuisiner et parler, planter et parler, boire manger tout ce que je veux mais parler. Je ne vois pas pourquoi mais ça a l'air de lui tenir à cœur. Il dit aussi qu'il m'apprendra ensuite à me taire vraiment, que c'est même plus important mais que pour le moment je ne sais faire ni l'un ni l'autre. Ni parler, ni me taire. 
… 
Ça va pas bien dans le monde, j'y pense un peu. Par où commencer ? Je ne sais pas si tu es au courant si tu ressens toi aussi la haine présente. Enfin « haine », je n'en sais rien je ne sais pas si c'est le bon mot. Je sens bien quand même qu'il se passe des choses, qu'il y a des cons un peu partout. Comment fais-tu pour vivre avec eux ? Ces garde-chiourme du quotidien, tous les zélés. 

Je vais te laisser ici. L'état de Charles me tracasse un peu. Il s'est endormi dans un fauteuil. De la bave lui coule le long de la barbe. Il dort profondément. 

J'ai relu ta lettre ce matin. J'y répondrai plus tard, dans les détails. 

Macrophilie. Il est bien drôle ce mot. Me fait penser à du poisson. 

Des bises tendres. 

Doll




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.